La ménagerie entoilée a donc pris ses quartiers d'été au Manoir de Plainartige chez Mike et Chantal ( www.manoirdeplainartige.com). Un superbe lion les attendait à l'entrée.
Jeudi 3 juillet 2014 , soir du vernissage, des textes de Milan Kundera (1), Romain Gary (2)et Louise Michel (3) ont été lus par des amis aux voix claires et talentueuses. Les bêtes les en remercient chaleureusement . Les autres espèces les ont écoutés avec plaisir. Les voici :
« Tout
au début de la Genèse, il est écrit que Dieu a créé l’homme pour qu’il règne
sur les oiseaux, les poissons et le bétail. Bien entendu, la Genèse a été
composée par un homme et pas par un cheval. Il n’est pas du tout certain que
Dieu ait vraiment voulu que l’homme règne sur les autres créatures. Il est plus
probable que l’homme a inventé Dieu pour sanctifier le pouvoir qu’il a usurpé
sur la vache et le cheval. Oui, le droit de tuer un cerf ou une vache, c’est la
seule chose sur laquelle l’humanité toute entière soit unanimement d’accord,
même pendant les guerres les plus sanglantes.
Ce
droit nous semble aller de soi parce que c’est nous qui nous trouvons au sommet
de la hiérarchie. Mais il suffirait qu’un tiers s’immisce dans le jeu, par exemple
un visiteur venu d’une autre planète dont le dieu aurait dit : « Tu
règnerais sur les créatures de toutes les autres étoiles » et toute
l’évidence de la Genèse serait aussitôt remise en question. L’homme attelé à un
charroi par un Martien, éventuellement grillé à la broche par un habitant de la
Voie lactée, se rappellera peut-être alors la côtelette de veau, qu’il avait
coutume de découper sur son assiette et présentera (trop tard) ses excuses à la
vache.
Tereza s’avance avec son troupeau de génisses, elle les pousse devant elle, il y en a toujours une qu’il faut gronder parce que les jeunes vaches sont de bonne humeur et s’écartent du chemin pour courir dans les champs.
Tereza s’avance avec son troupeau de génisses, elle les pousse devant elle, il y en a toujours une qu’il faut gronder parce que les jeunes vaches sont de bonne humeur et s’écartent du chemin pour courir dans les champs.
Karénine
(un chien) l’accompagne. Voilà deux ans qu’il la suit jour après jour au
pâturage. D’habitude, ça l’amuse beaucoup de se montrer sévère avec les
génisses, de leur aboyer après et de les injurier (son Dieu l’a chargé de
règner sur les vaches et il en est fier). Mais aujourd’hui, il marche avec
beaucoup de mal et sautille sur trois pattes; sur la quatrième, il a une plaie
qui saigne. Toute les deux minutes, Tereza se penche pour lui caresser le dos.
Quinze jours après l’opération, il est évident que le cancer n’est pas enrayé
et Karénine ira de mal en pis.
En chemin, ils rencontrent une voisine qui se rend à l’étable, chaussée de bottes en caoutchouc. La voisine s’arrête : « qu’est ce qu’il a, votre chien ? On dirait qu’il boîte ! » Tereza répond : « il a un cancer. Il est condamné« , et elle sent sa gorge se serrer et elle a du mal à parler. La voisine aperçoit les larmes de Tereza et se met presque en colère : « Bon Dieu, vous n’allez tout de même pas pleurer pour un chien ! » Elle n’a pas dit ça méchamment, elle est brave, c’est plutôt pour consoler Tereza. Tereza le sait, elle habite le village depuis assez longtemps pour comprendre que si les paysans aimaient leurs lapins comme elle aime Karénine, ils ne pourraient en tuer aucun et ne tarderaient pas à crever de faim parmi leurs animaux. Pourtant la remarque de la voisine lui paraît hostile. « Je sais », répond-elle sans protester, mais elle s’empresse de se détourner et poursuit son chemin. Elle se sent seule avec son amour pour son chien. Elle songe avec un sourire mélancolique qu’elle doit le cacher plus jalousement que s’il fallait dissimuler une infidélité. L’amour qu’on porte à un chien scandalise. Si la voisine apprenait qu’elle trompait Tomas, elle lui taperait gaiement dans le dos d’un air complice !
Donc elle poursuit son chemin avec ses génisses qui se frottent les flancs l’une contre l’autre, et elle se dit que ce sont des bêtes très sympathiques. paisibles, sans malice, parfois d’une gaieté puérile : on croirait de grosses dames dans la cinquantaine qui feraient semblant d’avoir quatorze ans. Il n’est rien de plus touchant que des vaches qui jouent. Tereza les regarde avec tendresse et se dit (c’est une idée qui lui revient irrésistiblement depuis deux ans) que l’humanité vit en parasite de la vache comme le ténia vit en parasite de l’homme : elle s’est collée à leur pis comme une sangsue. L’homme est un parasite de la vache, c’est sans doute la définition qu’un non-homme pourrait donner de l’homme dans sa zoologie.
En chemin, ils rencontrent une voisine qui se rend à l’étable, chaussée de bottes en caoutchouc. La voisine s’arrête : « qu’est ce qu’il a, votre chien ? On dirait qu’il boîte ! » Tereza répond : « il a un cancer. Il est condamné« , et elle sent sa gorge se serrer et elle a du mal à parler. La voisine aperçoit les larmes de Tereza et se met presque en colère : « Bon Dieu, vous n’allez tout de même pas pleurer pour un chien ! » Elle n’a pas dit ça méchamment, elle est brave, c’est plutôt pour consoler Tereza. Tereza le sait, elle habite le village depuis assez longtemps pour comprendre que si les paysans aimaient leurs lapins comme elle aime Karénine, ils ne pourraient en tuer aucun et ne tarderaient pas à crever de faim parmi leurs animaux. Pourtant la remarque de la voisine lui paraît hostile. « Je sais », répond-elle sans protester, mais elle s’empresse de se détourner et poursuit son chemin. Elle se sent seule avec son amour pour son chien. Elle songe avec un sourire mélancolique qu’elle doit le cacher plus jalousement que s’il fallait dissimuler une infidélité. L’amour qu’on porte à un chien scandalise. Si la voisine apprenait qu’elle trompait Tomas, elle lui taperait gaiement dans le dos d’un air complice !
Donc elle poursuit son chemin avec ses génisses qui se frottent les flancs l’une contre l’autre, et elle se dit que ce sont des bêtes très sympathiques. paisibles, sans malice, parfois d’une gaieté puérile : on croirait de grosses dames dans la cinquantaine qui feraient semblant d’avoir quatorze ans. Il n’est rien de plus touchant que des vaches qui jouent. Tereza les regarde avec tendresse et se dit (c’est une idée qui lui revient irrésistiblement depuis deux ans) que l’humanité vit en parasite de la vache comme le ténia vit en parasite de l’homme : elle s’est collée à leur pis comme une sangsue. L’homme est un parasite de la vache, c’est sans doute la définition qu’un non-homme pourrait donner de l’homme dans sa zoologie.
On
peut voir dans cette définition une simple plaisanterie et en sourire avec
indulgence. Mais si Tereza la prend au sérieux, elle s’engage sur une pente
glissante : ces idées-là sont dangereuses et l’éloignent de l’humanité. Déjà
dans la Genèse, Dieu a chargé l’homme de régner sur les animaux mais on peut
expliquer cela en disant qu’il n’a fait que lui prêter ce pouvoir. L’homme
n’était pas le propriétaire mais seulement le gérant de la planète, et il
aurait un jour à rendre compte de sa gestion. Descartes a accompli le pas
décisif : il a fait de l’homme « le maître et le possesseur de la
nature » . Que ce soit précisément lui qui nie catégoriquement
que les animaux ont des droits à une âme, voilà à coup sûr une profonde
coïncidence. L’homme est le propriétaire et la maître tandis que l’animal, dit
Descartes, n’est qu’un automate, une machine animée, une « machina
animata » . Lorsqu’un animal gémit, ce n’est pas une plainte, ce
n’est que le grincement d’un mécanisme qui fonctionne mal. Quand la roue d’une
charrette grince, ça ne veut pas dire que la charrette a mal, mais qu’elle
n’est pas graissée. Il faut interpréter de la même manière les plaintes de
l’animal et il est inutile de se lamenter sur le chien qu’on découpe vivant
dans un laboratoire.
Les génisses broutent dans une prairie, Tereza est assise sur une souche et Karénine est étendue à ses pieds, la tête posée sur ses genoux. Tereza se souvient d’une dépêche de deux lignes qu’elle a lue dans le journal voici une douzaine d’années : il était dit que dans une ville de Russie tous les chiens avaient été abattus. Cette dépêche, discrète et apparemment sans importance, lui avait fait sentir pour la première fois l’horreur qui émanait de ce trop grand voisin.
C’était une anticipation de tout ce qui est arrivé ensuite : dans les deux premières années qui suivirent l’invasion russe, on ne pouvait pas encore parler de terreur. Etant donné que presque toute la nation désapprouvait le régime d’occupation, il fallait que les Russes trouvent parmi les Tchèques des hommes nouveaux et les portent au pouvoir. Mais où les trouver, puisque la foi dans le communisme et l’amour de la Russie étaient chose morte ? Ils allèrent les chercher parmi ceux qui nourrissaient en eux le désir de se venger sur la vie. Il fallait souder, entretenir, tenir en alerte leur agressivité. Il fallait d’abord l’entraîner contre une cible provisoire. Cette cible se furent les animaux.
Les journaux commencèrent alors à publier des séries d’articles et à organiser des campagnes sous formes de lettres de lecteurs. Par exemple, on exigeait l’extermination des pigeons dans les villes. Exterminés, ils le furent bel et bien. Mais la campagne visait surtout les chiens. Les gens étaient encore traumatisés par la catastrophe de l’occupation, mais dans les journaux, à la radio, à la télé, il n’était question que des chiens qui souillaient les trottoirs et les jardins publics, qui menaçaient ainsi la santé des enfants et qui ne servaient à rien mais qu’il fallait pourtant nourrir. On fabriqua une véritable psychose, et Tereza redoutait que la populace excitée ne s’en prît à Karénine. Un an plus tard, la haine accumulée (d’abord essayée sur les animaux) fut pointée sur sa véritable cible : l’homme. Les licenciements, les arrestations, les procès commencèrent. Les bêtes pouvaient enfin souffler.
Tereza caresse la tête de Karénine qui repose paisiblement sur ses genoux. Elle se tient à peu près ce raisonnement : il n’y a aucun mérite à bien se conduire avec ses semblables. Tereza est forcée d’être correcte avec les autres habitants du village, sinon elle ne pourrait pas y vivre, et même avec Tomas, elle est obligée de se conduire en femme aimante car elle a besoin de Tomas. On ne pourra jamais déterminer avec certitude dans quelle mesure nos relation avec autrui sont le résultat de nos sentiments, de notre amour, de notre non-amour, de notre bienveillance ou de notre haine, et dans quelle mesure elles sont d’avance conditionnées par les rapports de force entre individus.
La vraie bonté de l’homme ne peut se manifester en toute pureté et en toute liberté qu’à l’égard de ceux qui ne représentent aucune force. Le véritable test moral de l’humanité (le plus radical, qui se situe à un niveau si profond qu’il échappe à notre regard), ce sont ses relations avec ceux qui sont à sa merci : les animaux. Et c’est ici que s’est produite la plus grande faillite de l’homme, débâcle fondamentale dont toutes les autres découlent.
Les génisses broutent dans une prairie, Tereza est assise sur une souche et Karénine est étendue à ses pieds, la tête posée sur ses genoux. Tereza se souvient d’une dépêche de deux lignes qu’elle a lue dans le journal voici une douzaine d’années : il était dit que dans une ville de Russie tous les chiens avaient été abattus. Cette dépêche, discrète et apparemment sans importance, lui avait fait sentir pour la première fois l’horreur qui émanait de ce trop grand voisin.
C’était une anticipation de tout ce qui est arrivé ensuite : dans les deux premières années qui suivirent l’invasion russe, on ne pouvait pas encore parler de terreur. Etant donné que presque toute la nation désapprouvait le régime d’occupation, il fallait que les Russes trouvent parmi les Tchèques des hommes nouveaux et les portent au pouvoir. Mais où les trouver, puisque la foi dans le communisme et l’amour de la Russie étaient chose morte ? Ils allèrent les chercher parmi ceux qui nourrissaient en eux le désir de se venger sur la vie. Il fallait souder, entretenir, tenir en alerte leur agressivité. Il fallait d’abord l’entraîner contre une cible provisoire. Cette cible se furent les animaux.
Les journaux commencèrent alors à publier des séries d’articles et à organiser des campagnes sous formes de lettres de lecteurs. Par exemple, on exigeait l’extermination des pigeons dans les villes. Exterminés, ils le furent bel et bien. Mais la campagne visait surtout les chiens. Les gens étaient encore traumatisés par la catastrophe de l’occupation, mais dans les journaux, à la radio, à la télé, il n’était question que des chiens qui souillaient les trottoirs et les jardins publics, qui menaçaient ainsi la santé des enfants et qui ne servaient à rien mais qu’il fallait pourtant nourrir. On fabriqua une véritable psychose, et Tereza redoutait que la populace excitée ne s’en prît à Karénine. Un an plus tard, la haine accumulée (d’abord essayée sur les animaux) fut pointée sur sa véritable cible : l’homme. Les licenciements, les arrestations, les procès commencèrent. Les bêtes pouvaient enfin souffler.
Tereza caresse la tête de Karénine qui repose paisiblement sur ses genoux. Elle se tient à peu près ce raisonnement : il n’y a aucun mérite à bien se conduire avec ses semblables. Tereza est forcée d’être correcte avec les autres habitants du village, sinon elle ne pourrait pas y vivre, et même avec Tomas, elle est obligée de se conduire en femme aimante car elle a besoin de Tomas. On ne pourra jamais déterminer avec certitude dans quelle mesure nos relation avec autrui sont le résultat de nos sentiments, de notre amour, de notre non-amour, de notre bienveillance ou de notre haine, et dans quelle mesure elles sont d’avance conditionnées par les rapports de force entre individus.
La vraie bonté de l’homme ne peut se manifester en toute pureté et en toute liberté qu’à l’égard de ceux qui ne représentent aucune force. Le véritable test moral de l’humanité (le plus radical, qui se situe à un niveau si profond qu’il échappe à notre regard), ce sont ses relations avec ceux qui sont à sa merci : les animaux. Et c’est ici que s’est produite la plus grande faillite de l’homme, débâcle fondamentale dont toutes les autres découlent.
Une
génisse s’est approchée de Tereza, s’est arrêtée et l’examine longuement de ses
grands yeux bruns. Tereza la connaît. Elle s’appelle Marguerite. Elle aurait
aimé donner un nom à toutes ses génisses, mais elle n’a pas pu. Il y en a trop.
Avant, il en était encore certainement ainsi voici une trentaine d’années,
toutes les vaches du village avaient un nom. (Et si le nom est le signe de
l’âme, je peux dire qu’elles en avaient une, n’en déplaise à Descarte). Mais le
village est ensuite devenu une grande usine coopérative et les vaches passent
toute leur vie dans leurs deux mètres carrés d’étable. Elles n’ont plus de nom
et ce ne sont plus que des « machina animatae » . Le
monde a donné raison à Descartes.
J’ai
toujours devant les yeux Tereza assise sur une souche, elle caresse la tête de
Karénine et songe à la déroute de l’humanité. En même temps, une autre image
m’apparaît : Nietzsche sort d’un hôtel de Turin. Il aperçoit devant lui un
cheval et un cocher qui le frappe à coups de cravache. Nietzsche s’approche du
cheval, il lui prend l’encolure entre les bras sous les yeux du cocher et il
éclate en sanglots.
Ça se passait en 1889 et Nietzsche s’était déjà éloigné, lui aussi, des hommes. Autrement dit : c’est précisément à ce moment-là que s’est déclarée sa maladie mentale. Mais selon moi, c’est bien là ce qui donne à son geste sa profonde signification. Nietzsche était venu demander au cheval pardon pour Descartes. Sa folie (donc son divorce d’avec l’humanité) commence à l’instant où il pleure sur le cheval.
Et c’est ce Nietzsche-là que j’aime, de même que j’aime Tereza, qui caresse sur ces genoux la tête d’un chien mortellement malade. Je les vois tous deux côte à côte : ils s’écartent tous deux de la route où l’humanité, « maître et possesseur de la nature« , poursuit sa marche en avant.
Ça se passait en 1889 et Nietzsche s’était déjà éloigné, lui aussi, des hommes. Autrement dit : c’est précisément à ce moment-là que s’est déclarée sa maladie mentale. Mais selon moi, c’est bien là ce qui donne à son geste sa profonde signification. Nietzsche était venu demander au cheval pardon pour Descartes. Sa folie (donc son divorce d’avec l’humanité) commence à l’instant où il pleure sur le cheval.
Et c’est ce Nietzsche-là que j’aime, de même que j’aime Tereza, qui caresse sur ces genoux la tête d’un chien mortellement malade. Je les vois tous deux côte à côte : ils s’écartent tous deux de la route où l’humanité, « maître et possesseur de la nature« , poursuit sa marche en avant.
(Milan
Kundera – L’insoutenable légèreté de l’être)
3) Louise Michel
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